Le destin des
derniers Istro-Roumains
Marian Ţuţui
En route vers la petite ville d'Umag,
située au bord de la mer Adriatique, où j'avais obtenu une réservation
de chambre par Internet, je devais traverser, dans la dernière partie de
mon voyage, la presqu'île d'Istrie. J'ai parcouru une vaste région
montagneuse et, enfin, j'ai pu voir la mer près de Rijeka.
Pour entrer dans la presqu'île d'Istrie,
j'ai forcé notre pauvre Dacia à monter la route tortueuse et escarpée et
à traverser 12 tunnels, dont celui d'Ucka avait non moins de 12
kilomètres! Sur la route, j'ai remarqué les panneaux bilingues,
indicateurs de rues ou de villes (en croate et en italien). J'ai appris
ensuite que la minorité italienne est symbolique; cependant, les
indicateurs sont conservés en souvenir du régime spécial des régions de
Trieste et de Dalmatie, mais aussi pour des raisons touristiques. Bien
sûr, un instant je suis resté surpris par les affiches sur lesquelles
était écrit "Zimmer, Rooms, Camere". Un moment, j'ai cru naïvement que
l'annonce pour la location de chambres était aussi en roumain parce que
le terme utilisé dans les hôtels en Italie était "stanza"!
Arrivé à Umag, j'ai revu une carte
italienne détaillée de l'Istrie et j'ai constaté que j'avais traversé
une région appelée "Ciciaria", par conséquent nous étions passés près
des descendants des Istro-Roumains. Les Istro-Roumains sont appelés
"cici" par les Italiens, "tintari" ou "ciribiri" par les Slovènes et les
Croates. La zone qui est marquée sur la carte sous le nom de Ciciaria
comprend le Sud-Est de la Slovénie et le Nord de la presqu'île d'Istrie,
en Croatie.
Dans la conversation difficile avec mes
hôtes (parce que je ne parle pas le croate, mais seulement le macédonien
et le bulgare), j'ai évoqué aussi, avec précaution, le sujet "cici". Je
craignais qu'en Croatie, après une guerre sanglante, une discussion sur
les minorités ne constitue un sujet sensible. Par ailleurs, j'avais
appris à la faculté que l'istro-roumain était en voie de disparition dès
avant la Seconde Guerre mondiale, étant parlé à l'époque seulement par
un millier d'habitants environ. Bien plus, l'illustre linguiste Ion
Coteanu soutenait que le dialecte était devenu si pauvre que,
pratiquement, on ne l'utilisait plus. Je n'espérais qu'obtenir des
informations sur les grands-parents qui parlaient une langue à part,
semblable à l'italien, et, éventuellement, déterminer le sujet de mon
enquête à se rappeler quelques mots de chez lui.
La voisine de mon hôte m'a mené dans une
famille de cici. Prévenus par téléphone de ma visite, les membres de la
famille m'ont accueilli en me disant "Bura sara" (Bonsoir) et j'y ai
tout de suite identifié un exemple de rotacisme spécifique à
l'istro-roumain et au parler de Maramures (la substitution de "n"
intervocalique par "r"). Le comble est que le mari aussi de
l'Istro-Roumaine Nelia, qui était serbe, m'a accueilli avec sympathie,
en me parlant roumain!
Je leur ai demandé s'ils avaient jamais
eu des contacts avec des Roumains, eux ou leurs parents. Ils m'ont
répondu que non, mais que, en 1997, l'ambassadeur de la Roumanie à
Zagreb avait visité Susnievita, le village natal de Nelia. J'étais
bouleversé! Donc, les Istro-Roumains n'ont pas disparu et ce n'est même
pas moi qui les ai redécouverts!
Ils m'ont confirmé qu'ils n'avaient
jamais eu de prêtres, d'instituteurs ou d'abécédaires de Roumanie, comme
il y en existait dans certains villages aroumains d'avant la Seconde
Guerre mondiale. Pourtant, malgré la pauvreté du dialecte, à l'église on
a célébré parfois le culte en roumain, et Nelia m'a présenté avec fierté
l'un de ses fils qui parlait très bien le dialecte. Valeria, la voisine
de mon hôte, qui m'avait fait connaître les Istro-Roumains, m'a expliqué
qu'elle s'était rendu compte que Nelia est ciciara au moment où elle
l'avait entendue parler au marché avec l'une de ses sœurs.
J'y suis revenu le lendemain pour
rencontrer aussi les autres sœurs. L'aînée, Nelia, avait 52 ans, Livia
Redento - 48 et Wanda Verbanac - 45. Elles ont une bonne situation
matérielle, car elles sont propriétaires de firmes et de bâtiments
qu'elles louent aux touristes qui vont à la mer Adriatique. Une preuve
visible en était la villa de Nelia, sur la terrasse de laquelle nous
nous trouvions, ainsi que les voitures Ford et BMW dans lesquelles
étaient arrivées Livia et Wanda. Le mari de Livia, Fable Redento, m'a
expliqué qu'il dirige Interplutex, une entreprise à laquelle participent
les trois familles et qui a comme objet, entre autres, le tourisme. Bien
que Croate et économiste de formation, Fable était préoccupé par
l'origine intéressante de sa femme et avait lui aussi appris quelques
mots du dialecte; il m'a même montré un livre sur les Istro?Roumains
qu'il avait acheté à Trieste, "Il
comune istroromeno di Valdarsa" de Carla
[erratum, s.b. Nerina] Feresini. Alors que je m'efforçais de
comprendre ses explications en croate - il disait que, dans les villages
Jeiane et Susnievita, quelque cinq cents habitants parlent encore le
dialecte -, Livia s'est empressée de m'expliquer en istro-roumain:
"Multi mesa pre lume" ("Multi au plecat în lume" - Beaucoup sont
partis dans le monde). Wanda, à son tour, m'a fourni une explication du
mot ciribiri, l'un des noms qui désignent les Istro-Roumains. Ciribiri
viendrait de l'expression ciri bire ("tenir bien", qui se rapporterait
au fait que les Istro-Roumains auraient été, jadis, de bons charretiers
"qui tenaient bien les chevaux en bride", ou au fait qu'"ils seraient
fiers, qu'ils ont un port fier "). Une année auparavant, j'avais appris
d'une étudiante italienne en lettres que le souvenir des cici est gardé
aussi dans le folklore de la zone de Venise. Par exemple, si les enfants
sont turbulents, ils sont menacés d'être enlevés par les cici. Cici est
donc une sorte d'"homme noir", comme on dit chez nous. En effet, dans le
passé l'occupation principale des Istro-Roumains était la fabrication du
charbon de bois et c'est pourquoi leur visage était souvent noirci de
suie.
Lorsque je leur ai demandé si elles
savaient chanter une chanson en dialecte, c'est toujours Wanda qui a
téléphoné aux parents de Susnievita et ainsi j'ai pu enregistrer par le
récepteur le frère de leur grand-père, Barba Frane, âgé de 90 ans, qui
m'a chanté entre autres "Feata musata" ("Fata frumoasa" - Jolie fille),
à la manière d'une romance de l'entre-deux-guerres, bien interprétée.
J'ai enregistré une partie de la conversation avec mes hôtes et les
chansons sur une cassette que j'ai donnée à la Radio România
International - la Section Aroumaine et qui a été utilisée dans une
émission spéciale.
L'état actuel du dialecte istro-roumain
m'a fait le concevoir comme un monument impressionnant de la langue
roumaine ancienne, miraculeusement conservé par un groupe restreint et
isolé de Roumains, pendant plus de 1000 ans, période qui est censée
avoir passé depuis leur séparation de la masse des autres Roumains. Sont
ainsi conservées des sonorités à parfum ancien, semblables à celles des
textes religieux de Maramures ou de Coresi: "pemintu" ("pamânt" -
terre), "prahu" ("praf" - poussière), "ureaclie" ("ureche" - oreille),
"liepuru" ("iepure" du latin "lepus, leporinus" - lièvre), "gerunchiu"
("genunchi" - genou). Il est intéressant que pour les Istro-Roumains la
notion d'homme soit exprimée par le mot "cârstian" ("crestin" -
chrétien) et "homme" a, dans l'istro-roumain, le sens d'"être humain
mâle", comme dans les publications de Coresi d'environ 1550. "A busni
mâra" ("a saruta mâna" - baiser la main) a une drôle de résonance à
notre oreille, mais "a busni" est un verbe d'origine latine conservé
aussi en aroumain, en espagnol ("besar"), en italien ("baciare") et en
français ("baiser"), verbe que le roumain littéraire n'a pas retenu. Il
est toutefois intéressant de constater que, bien qu'influencé surtout
par le croate auquel il a emprunté des mots qui ont remplacé des mots
plus anciens, le dialecte istro-roumain a recours aussi à l'italien qui,
bien qu'il n'ait été que peu de temps la langue officielle de l'Istrie,
est ressenti comme un proche parent. Ainsi, pour désigner les
grands-parents, on utilise à présent les mots "nono" et "nona".
"Cusurin" ("verisor" - petit cousin) pourrait représenter plutôt, comme
en aroumain, l'évolution du terme latin "consombrinus". Pour la notion
de ("var" - cousin), le dialecte daco-roumain a conservé le second terme
du syntagme latin "consombrinus verus" ("var adevarat" - cousin vrai,
véritable).
D'après les estimations de mes nouvelles
connaissances, dans Jeiane et Susnievita il existe encore environ 500
personnes qui parlent le dialecte istro-roumain. Aujourd'hui, leur
occupation principale est surtout la viticulture. Leur nombre diminue,
en dépit de la croissance démographique, à cause notamment de la
migration vers la ville et les Etats-Unis.
J'ai résisté à la tentation de reproduire
mon dialogue avec les trois sœurs, tel qu'il a été: ç'aurait été
difficile à comprendre. Elles auraient pu parler plus facilement avec
Grigore Ureche ou Miron Costin qu'avec un Roumain d'aujourd'hui, mais
finalement elles ont réussi à communiquer l'essentiel:
"Noi vresu sa avemu gosti rumuni din
Rumunska ca sa mesa la Istra sa veada cu ocli luor ca uste este rumuni
la Istra", qui, s'il en est encore besoin, peut être traduit ainsi:
"Nous voulons avoir des hôtes roumains de Roumanie qui viennent en
Istrie et voient de leurs propres yeux qu'il y a encore des Roumains en
Istrie".
Est-ce beaucoup, est-ce peu - ce qu'ils
ont eu à dire après mille ans? Moi, personnellement, je sens qu'il y a
là plus qu'un slogan touristique.
Source:
- Memoria.ro - Martor, 2002,
Traduction de Victor Dinu Vlădulescu -
http://www.memoria.ro/index.php?location=view_article&id=1109&l=ro
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